Paris,
hiver 1999. Les vitrines des grands magasins clignotent à l'approche de
Noël. Sous un immeuble de Bercy
résonnent les chants de sirènes infernales aux vibrations de
marteaux-pilons. Dans un long tunnel
obscur, depuis longtemps déserté par la civilisation, s'agitent comme des
rats quelque trois mille filles et
garçons: crânes rasés, regards
graves, treillis militaires froissés. Vautrée dans la poussière, le
cerveau détraqué par des substances chimiques, ignorant le froid et la
fatigue, la foule danse au ralenti. Le son métallique, assourdissant,
d'une techno hardcore
transperce les chairs. Le
spectacle est hallucinant. Un paysagepost-apocalyptique digne de Mad Max, où des hordes de
soldats en déroute auraient trouvé refuge. Les jeunes gens - 20 ans en
moyenne - semblent jouir de
ces conditions extrêmes comme
d'une ultime provocation envers
nos sociétés policées. Nous sommes dans une free party: une
rave gratuite et clandestine. Elle est organisée par les
Heretik, un jeune sound system
parisien composé d'une douzaine de membres, dont le plus âgé a 25
ans. Adeptes de la
débrouille, ils se sont occupés de tout, ne comptant que sur eux pour
mener à bien leur entreprise illégale. Mais leurs efforts sont
récompensés. Guidés par une
mystérieuse infoline révélant le lieu de la fête à peine une heure avant
son début, une mete de partisans -certains venus de province- ont accouru
pour participer à l'orgie sonore. Devant l'affluence, la police se voit
dans l'impossibilité d'intevenir sans
provoquer un
carnage. Cette nuit, au
cun
incident n'est à signaler, malgré
l'absence de service
d'ordre.
1992, les nomades techno traversent le
channel et exilent en France.
Il serait tentant de
réduire les free
parties à un mouvement
marginal,
un produit de la crise, un
passe-temps
de dégénérés. Et ce à un détail près: ces ra@es sauvages trouvent un
écho
grandissant auprès de la jeunesse européenne. En France, ils sont des milliers à parcourir des
centaines de kilomètres pour
communier sur des beats hardcore. La tête dans
les étoiles et les pieds dans la boue, loin du confort douillet des boîtes de nuit. Autour de Paris, une ou deux
free parties ont lieu dans un rayon de 150 kilomètres chaque semaine. Les sound systems les plus
appréciés déplacent
jusqu'à trois mille personnes. Détail révélateur: en 1993, le
même tunnel de Bercy avait déjà été le lieu d'une free party. Elle n'avait alors rassemblé que
trois cents personnes. Aux
commandes, la mythique Spiral Tribe, tribu de travellers anglais qui,
depuis le début de la décennie, sillonne les routes d'Europe et attise le
mouvement né outre-Manche. « On peut légitimement se demander, écrit le
musicologue Emmanuel Grynszpan (1), s'fl ne faut pas voir en Mrs
Thatcher la mère des free parties. » En 1988, l'acid house quitte
l'underground et enflamme les clubs britanniques. Mais, alors que les effets de
l'ecstasy durent jusqu'au petit matin, les autorités promulguent une loi
obligeant les boîtes de nuit à fermer à 2 he ures. Pour prolonger la fête, reste une
solution: investir clandestinement des endroits improbables. Les raves sont nées dans une usine
abandonnée ou une clairière isolée. Mais ces nouvelles moeurs festives Wauraient sans doute pas connu
un tel élan si elles n'avaient pas, très vite, rencontré la
tradition
« traveller », qui se développe en Grande-Bretagne depuis que la
suppression des aides sociales a chassé les communautés marginales des
vines. Les ravers prennent
modèle sur les travellers. Ils s'organisent en sound systems itinérants pour colporter le
nouveau son à travers le pays.
Thatcher mère des free
parties ? En 1988, elle oblige les boîtes à
fermer à 2 heures du matin.
Les
raves étaient nées.
Les free parties
prennent dès lors une dimension politique, en opposant une nouvelle forme
d'hédonisme à cet ennui profond qui plombe lAngleterre conservatrice. Elles se révélent aussi, par leur
nature éphémère, difficilement maîtrisables par les forces de police. Elles proposent enfin un mode
d'existence autonome qui repose sur la récupération des re@buts de la
société de consommation: F-matériel hi-fi obsolète, sites industriels
sacrifiés sur l'autel de la crise ou camions de l'armée condamnés à la
casse. « C'est le principe du mixe à l'échelle de la société, analyse le
sociologue Michel Maffesoli (2). De la
même
façon que le Dj mélange des
vieux disques pour créer un
nouveau
morceau, les nomades techno utilient des objets déjà
existants pour inventer un style de vie inédit". Les free parties
originelles bannissent l'argent. Le troc y est courant.
On échange des drogues -LSD,
ecstasy- contre des disques, des disques
contre de l'essence,
de l'essence contre
des tatouages... Chaque rave se
clôt
par un rituel incontournable :
quelques excès
qu'ils aient connus, les
ravers ramassent leurs ordures,
s'attachant … laisser la nature plus propre
qu'ils ne l'ont
trouvé.
Il y a eu Woodstock en
1969 et Beauvais en 1993 ",
se souvient un vétéran
du
premier teknival
fran‡ais.
Paradoxalement,
l'énorme succès que rencontrent les free parties en Angleterre va leur
être fatal. En 1992, le teknival de Castlemortom,
où la techno pulsera pendant trois jours d'affilée sans interruption,
rassemble quelque cinquante mille personnes. Les autorités
paniquées ne tardent pas à réagir. Le matériel est confisqué et plusieurs
membres de tribus sont arrêtés. En 1994, la Criminal Justice Bill interdit
toute réunion de plus de cent personnes écoutant de la " musique
répétitive ". De toute façon, dès 1992, les tribus les plus déterminées,
comme Bedlam Circus et Spiral Tribe, se sont exiées en
France.
Sur le continent, les nomades techno vont entamer une
incroyable croisade sonique. On peut alors suivre leur progression
géographique. En France, d'abord. Eté 1993, le premier teknival débarque à
Beauvais. Une infoline saturée vient à bout de trois répondeurs; des
voitures défilent sur 5 kilomètres comme des tanks dans la nuit; des
tonnes de décibels prennent d'assaut le cerveau; de l'ecsta en rafale.
Ceux qui mouillèrent leur teeshirt lors de cette épopée fondatrice en
parlent aujourd'hui avec d'étranges lueurs dans les yeux. " Il y a eu
Woodstock en 1969 et Beauvais en 1993 ", affirme un vétéran. Le même été,
on retrouve la Spiral Tribe à Montpellier et à l'automne, un deuxième
teknival s organise à Fontainebleau. En 1994, les travellers passent les
fron Certains se dirigent vers la péninsule Ibérique, d'autres remontent
Pays-Bas. De longs convois d' quantaine de véhicules partent pour l'Est,
notamment la République tchèque. En 1995, une fraction part à la conquête
des Etats-Unis; une autre, quelques années plus tard, rejoint l'Inde par
la route.
Aucun rews médiatique:
les raves se propagent agent d'elles
mêmes
Autre
paradoxe: alors que les médias s'enorgueillissent de leur toutepuissance,
la musique dite technologique a contaminé l'Europe sans le moindre relais
médiatique. Cette culture a été directement transmise à la jeunesse par
des sound systems itinérants. Michel Maffesoli rappelle: " Il existe une
similitude entre les poètes dionysiaques de l'Antiquité, les troubadours
du Moyen Age et les nomades tedmo. Tous créent une culture à partir de la
circulation. Ils prennent la route, allant de ville en ville, générant des
sortes d'émeutes festives à la faveur desquelles les populations
expérimentent cette culture. Cependant, si les free parties ont participé
au retour de phénomènes archaïques, leur développement est inséparable de
celui des nouvelles technologies. " Les travellers techno ont beau avoir
les mains dans le cambouis, ils n'en utilisent pas moins l'Intemet dès
1991 pour tisser leur réseau. Au fur et à mesuer qu'ils
traversent les pays, les Anglais provoquent des
vocations. Dans leur sillage naissent des sound systems locaux qui
continuent de cultiver le son après leur départ. La première édition
du festival techno Borélis à Montpellier intervient quelques mois après le
passage des Spiral Tribe. La France devient la terre d'élection des free
parties dès 1993. Les Nomades, OQP ou Teknokrates reprennent à leur compte
ce mode de vie.
A partir de 1995, cependant de nouveaux sound
systems, se démarquent du modèle
britttanique, en choisissant un mode de vie moins marginal. Les Furious,
Heretik ou Mas y Mas -pour ne citer qu'eux, parmi la soixantaine
actuellement en activité- ne sont plus systématiquement nomades. Ils vivent dans de grandes villes
autour desquelles ils organisent des free parties Plusieurs fois dans l'année, ils se
regroupent au cours de teknivals rituels, formant de gigantesques
campements pendant cinq ou
sixjours, où peuvent se côtoyer une
quarantaine de sound systems.
La traque policière et
judiciaire est plus implacable que jamais. Sans grand
résultat.
Avec cette nouvelle
génération, le mouvement va sortir de l'underground pur et dur pour
devenir un fait de société. Forts de l'expérience de leurs aînés, à qui la
drogue a parfois été fatale, ils ne fondent plus leur économie sur le
deal. Pour rentrer dans leurs frais, ils demandent 10 F à l'entrée ou
organisent un bar. En fait,
les membres de ces tribus urbaines, à l'instar de leur public, mènent souvent une vie sociale des plus normales. Ils sont étudiants, travaillent ou
encore vivent chez leurs parents. Ultime signe distinctif avec les premiers sound systems anglais réside dans l'absence de discours revendicatif, mis à part celui de l'activisme festif . La police, cependant, se montre de plus en plus dure. D'autant que depuis cette année, si une circulaire
mi@elle a abandonné les consignes de répression systématique envers
la
techno -à l'origine d'accidents et de graves-, elle ne reconnaît
le
droit d'existance aux
raves seulement
lorsqu'elles s'inscrivent dans le
circuit commercial. La jeune tribu albigeoise
Wodooz a fait les
frais de cette répression. Six mois d'enquête, infiltration du milieu,
écoutes téléphoniques: un juge d'instruction d'Albi a eu recours à des
moyens démesurés pour coincer ceux q'elle espérait être de dangereux
trafiquants de drogue. Au
final, seulement 25 grammes de haschisch ont été trouvés lors du coup de
filet de la gendarmerie. Onze
membres de la tribu ont quand même été mis en examen. A l'issue de leur
procès en septembre dernier, un seul chef d'ammtion sur cinq a été retenu,
celui de travail clandestin. Résultat: une condamnation à 10 000 F d'amende dont 5 000 F avec
sursis. Mécontent d'un
verdict qu'il n'estime pas assez sévère, le parquet a fait
appel....
A quand les free parties déckoeées d'utilité
publique?
Les free
parties sont pourtant le fruit même de la société qui les condamne. A travers ses excès, elles
offrent un exutoire à la violence sourde de nos vies modernes. «Nos
sociétés ont tendance à dénier la part d'ombre de l'honune, alors q'il
s'agirait au contraire de la
prendre en considération pour
quelle se
modère, confirme
Maffesoli. A
l'instar
des carnavals originels, les free parties sont des
lieux hors du temps et en rupture avec la vie quotidienne, dans lesquels
il est possible de ritualiser l'apparition de la part maudite,
d'homéopathiser ses effets. » A quand la free party déclarée d'utilité
publique, comme le revendiquaientt les Heretik sur le tract annonçant leur
sabbat clandestin dans les caves de Bercy?
V.Z.
(Prépare un
ouvrage sur lesfree parties, prévu pour octobre 2000, aux éditions Balla@
coll. «Le rayon
».
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